Pour paraphraser Antoine Danchin qui parlait de la barque de la pythie, c’est l’interaction des planches entre elles qui permet de comprendre pourquoi l’embarcation de la déesse flotte et non pas la description de chaque planche qui en fait a été changée à de multiples reprises [ 1]. En voulant expliquer la biologie en partant des propriétés des molécules et surtout des relations entre elles, l’école pastorienne de Jacques Monod, François Jacob et André Lwoff a modifié les paradigmes des sciences du vivant avec la naissance de la biologie moléculaire dans les années 1950. Cette transition naturelle avait débuté en fait au début du XXe siècle avec l’enzymologie (G. Büchner en 1897, V. Henri en 1903 puis L. Michaelis et M. Mentens en 1912, G.E. Briggs et J.B. Haldane en 1925) ; elle s’est aussi appliquée aux sciences cognitives : au cours des rencontres organisées par la fondation Macy1 entre 1942 et 1953, le travail multidisciplinaire entre cybernéticiens (N. Wiener, J. Von Newman), mathématicien (A.M. Turing) et neurologue (W.S. MacCulloch), dont l’objectif était de modéliser la vision et le fonctionnement de l’esprit, fut à l’origine entre autres de travaux menés par la communauté scientifique travaillant en intelligence artificielle.
Les deux approches (biologie moléculaire/sciences cognitives) ont mis en avant le concept de flux d’informations (la description, les bases de données) et ont naturellement représenté les systèmes vivants sous forme de réseaux, dont l’interaction était décrite par la théorie des graphes, outil mathématique important.
À partir des années 1920, l’analyse des flux de matière et d’énergie dans la cellule a conduit à décrire les chaînes métaboliques puis à essayer de les modéliser. Partant de la cinétique enzymatique, une théorie des systèmes s’appuyant sur une représentation des flux utilisant les équations différentielles s’est naturellement développée. Les années 1970-1980 constituent avec l’émergence de la théorie des systèmes de P. Delattre, R. Thom (mathématicien qui a exploré tout un versant de la théorie des équations différentielles, la théorie des catastrophes) et la communauté des thermodynamiciens autour d’Ilya Prigogine, l’acmé de cette école.
Le couple flux d’informations/flux de matière-énergie constitue la pierre angulaire de la biologie des systèmes. La biologie des systèmes considère que les propriétés du système global sont « supérieures » à la somme des propriétés des éléments qui le composent. Elle permet à la biologie de devenir prédictive. La biologie des systèmes serait restée cantonnée à des discours théoriques sans l’émergence des technologies « -omiques » permettant une vision globale d’un morceau du vivant. Les années 1990 ont préparé cette révolution. Les « -omiques » sont à la biologie des systèmes ce que le génie génétique des années 1970 est à la biologie moléculaire.
L’apparition de modèles prédictifs marque en général le début d’un dialogue entre ingénierie (faire) et science (comprendre). C’est le cas en sciences du vivant avec des interactions fructueuses entre médecine et science par l’établissement d’un cercle vertueux : comprendre pour soigner et soigner pour comprendre, et aussi entre biotechnologie et biologie.